En tout il y a des merveilles. Tout le monde à table : entrez, il y a des Dieux aussi dans la cuisine !
En prenant connaissance du projet d’Altermakers, le philosophe que je suis a tout de suite songé à cette célèbre formule que ses maîtres lui rappelaient à l’envie, lorsqu’il était étudiant, et qu’il a eu ainsi l’occasion de revisiter grâce (merci au collectif !!!) à cette alter manière de voir le monde de l’entreprise, qu’elle soit publique ou privée.
Cette citation est d’Aristote. Elle se trouve dans son livre qui s’intitule Partie des animaux.
Elle est la suivante :
En toutes les parties de la Nature il y a des merveilles ; on dit qu’Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : entrez il y a des Dieux aussi dans la cuisine. Eh bien, de même, entrons sans dégoût dans l’étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté.
Cet extrait a un sens profond. Il nous indique plusieurs choses. Evoquons les préalablement pêle-mêle : ne méprisez pas la cuisine et il y a de la beauté (voire du merveilleux et du Divin) en tout et dans toutes les espèces animales. Il nous montre également à quel point les Anciens savaient respecter l’animal (et le vivant, donc l’humain) qui n’était pas réduit à une simple machine utilitaire. Ils savaient respecter l’homme dans sa diversité et sa beauté.
Cette formule peut surtout – je crois – parfaitement illustrer le projet « Tout le monde à table » initié par les « autres faiseurs » et montrer le sens qui est le sien, dans l’époque qui est la nôtre, le moment qui est le nôtre et la relation que nous pouvons entretenir les uns et les autres avec la gestion des organisations publiques et privées.
Quel est ce sens ?
La cuisine est souvent mal traitée et mal considérée. Il en est même d’ailleurs – pour certains – du monde de l’entreprise et de la gestion des hommes pourtant si essentiel.
On considère que la réunion au quotidien des hommes et la cuisine (qui est mis au même rang que la dépendance. Voir le beau film de (feu) JP Bacriet d’A. Jaoui) n’est pas toujours une dépendance. Elle peut être le centre de l’intrigue. Il peut, en effet, s’y dire et s’y passer ce qui ne peut se dire dans le salon. Car au salon, il est parfois difficile de « se mettre à table », de « tout déballer » de « ronchonner », c’est parfois plus facile en coulisse ou dans ce lieu que l’on estime tel.
Se « mettre à table » c’est essentiel car on partage ce que l’on a dans le cœur. En conséquence, la cuisine et la restauration qui sont liées sont essentielles. Voire plus, elles sont même parfois vitales.
Se mettre à table à plusieurs peut avoir un sens profond. En premier lieu, cela permet de partager un repas ensemble. En deuxième lieu, il y a un art de la cuisine mais surtout, ce que dit Héraclite c’est que l’on peut rencontrer le Divin, en se mettant à table ensemble, en cuisinant, et donc – pour nous citadins qui n’avons que peu d’occasions de nous « distraire » – en allant au restaurant. Pour les jeunes, pour les célibataires qui n’ont pas le temps de faire la « cuisine » c’est tout simplement le moment idéal pour partager et se rencontrer. On regrette d’ailleurs que cela soit un peu trop oublié ou considérer « avec dégoût » comme un vulgaire divertissement. Non, disent ensemble Aristote et Héraclite : le Divin s’y rencontre aussi.
Mais « rencontrer le Divin » qu’est ce que cela signifie et pourquoi Aristote nous rappelle-t-il cette formule attribuée à Héraclite ?
Il nous la rappelle afin de nous indiquer que nous ne devons rien négliger dans l’étude de ce qui est beau et dans la détermination de l’excellence. En effet, le Divin ici ne renvoie pas à l’idée d’une religion à proprement parler mais de ce qui est excellent.
« Entrez » dit Héraclite à ses visiteurs étrangers, il « y a des Dieux aussi dans la cuisine ». Cela signifie que le Divin et le sacré peuvent être partout. Alors attention ! Cette phrase ne doit pas être mésinterprétée. Elle l’est d’ailleurs bien souvent. Ceci ne signifie pas qu’il faut confondre le profane et le sacré, l’espace du Divin et l’espace de l’humain. La phrase dit d’ailleurs exactement le contraire. Dire que le Divin est aussi « là » ne signifie pas que nous soyons le Divin. En effet, que l’Un puisse être là, ne signifie pas que nous le soyons. Nous sommes distincts de Lui mais pas séparé puisqu’il ne répugne pas ( Lui) à y pénétrer. Il n’y est pas « étranger.
Alors qu’est ce que cela signifie ? Faut-il pour autant confondre Sacré et profane ? Sinon d’ailleurs pourquoi ne pas opérer une telle confusion ?
Pour Mircea Eliade, grand connaisseur du monde des religions, indiquait que – pour le croyant – il y a une hétérogénéité de l’espace : l’espace Sacré ne peut se confondre avec ce qui l’espace profane. Cela se manifeste, par exemple, par le fait qu’en entrant dans le lieu de prière d’une religion, le savant -ou celui qui respecte ce lieu- doit souvent adopter une attitude particulière ( se couvrir la tête, se la découvrir, retirer ses chaussures, etc…). En disant que les Dieux fréquentent les cuisines, Héraclite et Aristote nient-ils ce fait ?
Nullement. Hétérogénéité de l’espace ne signifie pas « division des espaces » mais distinction. La distinction n’est pas comparable à la division.
Diviser cela signifie considérer qu’il y a d’un côté ce qui est Haut, Bien, Noble et de l’autre ce qui est bas, nul, servile et que les deux ne communiquent pas. Distinguer c’est différent – c’est d’ailleurs à quoi renvoie le mot Kadosh en hébreu qui a été traduit par sacré mais qui en fait signifie « distingué » -. Distinguer c’est dire que deux éléments ne sont pas sur le même plan mais non qu’ils ne peuvent pas se rencontrer. Car dire qu’ils ne peuvent pas même se rencontrer c’est ignorer le sens même de cette distinction.
N’ayez crainte « visiteurs étrangers » ! Voyez-moi tel que je suis, dit le grand Héraclite que ces visiteurs semblent vouloir rencontrer. Détrompez- vous ! Je ne suis pas le « grand Héraclite » qui vous regarde de haut. Je ne suis qu’un homme. Mais je suis homme et ma possibilité – et la vôtre – c’est (aussi) de pouvoir rencontrer le Divin et ce en tous lieux, si nous nous donnons la peine, si nous faisons l’effort qui convient.
Ensemble nous pouvons aussi voir le Grand, le Beau, le Noble, l’Indicible, si nous faisons bien sûr ce qu’il faut, si nous savons nous « tenir » (à table) et si nous ne nous relâchons pas…Soyons humbles, n’oublions pas qui nous sommes. Nous ne sommes que des hommes.
Mais nous sommes aussi des hommes et donc il se peut aussi parfois – par exception – certes que de temps à autre, nous rencontrions le Divin. A une condition, et le texte le dit bien que nous ne sont pas « dans le dégoût » nous dit le texte ; Pourquoi le dégoût ? Parce que souvent certains se prennent pour des Dieux précisément et veulent mépriser ce lieu qui peut (aussi) être celui du Divin et ainsi, ils séparent ce qu’Il n’a nullement séparé.
En conséquence, lorsqu’ Héraclite dit que les Dieux sont dans la cuisine, il ne dit pas que l’homme est un Dieu et qu’il doit se prendre pour un Dieu. Il nous dit simplement qu’ici aussi – dans ce lieu – il peut y avoir de l’essentiel, de l’indépassable, de l’infini, du merveilleux. Bien sûr une cuisine n’est nullement un Temple sacré mais il est possible ici aussi (et le « aussi » est important puisqu’il ne nie évidemment pas les lieux dédiés) parfois d’y rencontrer ce qui est de l’ordre du Divin et de ce qui est essentiel pour nous les hommes : se rencontrer, échanger, gouter, partager…Bref vivre.
Ainsi, ce qui est intéressant avec ce nouveau projet d’Altermakers, c’est qu’il nous indique cela. Ce faisant, il résume fort judicieusement – et malicieusement – l’esprit de ce collectif.
Soyons « alters » ! I Osons voir (sans dégoût) les choses autrement ! C’est à cette condition que l’homme grandit : lorsqu’il découvre un préjugé qui l’interdit de devenir humain. N’oublions pas que le premier obstacle vers l’excellence, ce sont nos préjugés et nos dégoûts. Allons plus loin, allons vers « l’autre » et « l’autrement » et d’autres manières de faire. Soyons dans l’altermaker. S’ouvrir c’est cela : c’est accepter de se dire qu’il y d’autres manières de voir.
Ainsi, certains négligent la cuisine. Ils nous disent qu’elles n’est pas essentielle. Au même titre que les dirigeants du Meilleur des Mondes estimaient que les fleurs et les livres ne l’étaient pas.
Ils soutiennent qu’il y a plus sérieux, que la restauration est négligeable, que la nourriture, que l’art culinaire ne sont rien. Ils méprisent ainsi une grande part du « génie français » si mal en point en ce moment et aussi – et surtout- ils oublient Héraclite et Aristote car les Dieux aussi s’y trouvent.
Les médecins nous le confirment d’ailleurs : les maladies viennent de ce que l’on mange. Les psychologues les approuvent : l’homme ne peut pas vivre seul sans convivialité, ni échanges, ni partage et parfois partage de ce qui est le plus simple et le plus accessible. Quant à ceux qui aiment la chose publique, ils savent qu’en ville, nous avons la culture et que sans culture, la cité n’est plus rien et que se mettre à table ensemble c’est être dans la culture pour découvrir toutes les merveilles de la nature. Car c’est aussi cela la culture : découvrir les merveilles de la nature. Or cuisiner est dans la nature de l’homme. Mieux, c’est à la portée de tout homme. La cuisine reste un art démocratique et de l’ouverture.
Ainsi apprendre à bien lire, apprendre à bien écrire, n’est pas à la portée de tous. Mais avoir simplement le plaisir de pouvoir réussir un gâteau au chocolat, un bœuf aux oignons peut soudain redonner une estime de soi qui avait été perdue surtout si nous sommes accompagnés par des chefs pour y parvenir. Cela ne signifie pas que nous nous prendrons pour des chefs. Cela signifie que nous pouvons aussi, parfois, les rencontrer.
Seulement attention, attention. Encore une fois, si les Dieux sont « aussi » dans la cuisine cela ne signifie pas qu’ils ignorent qu’il existe deux espaces qu’il ne faut pas confondre – pour moi il y en a même trois : l’intime, le privé et le public.
La distinction profane/sacré n’est pas ignorée par Héraclite car l’ignorer c’est oublier que ces trois espaces ne doivent pas se confondre.
A l’heure du télétravail, il est important aussi de ne pas l’oublier. Certains employeurs ont tendance à oublier que le salarié qui est en visioconférence ne doit pas se laisser « dévorer » par la pénétration – dans sa cuisine – de ce qui constitue son espace privé et son espace intime.
Tout le monde à table a donc le mérite de rappeler que le Divin et l’essentiel se trouvent parfois dans une parole négligée, un espace méprisé mais aussi qu’il ne faut pas confondre la séparation et la distinction.
Distinguer deux espaces (le profane et le sacré) ou (l’intime, le privé et le public) ce n’est pas les séparer.
Tout le monde à table a le mérite de rappeler cet élément. Nous pouvons aussi faire de grandes choses, travailler autrement dans une organisation publique ou privée et ainsi mêler la cuisine à notre travail. Mais attention, faisons en sorte que cette cuisine soit toujours de la grande cuisine et pas de la petite, qu’elle fasse que tout le monde se mette « à table » pour parler, pour échanger mais pas cependant pour que l’on confonde transparence et vérité.
En conséquence « se mettre à table » c’est aussi avoir le droit de conserver son droit au secret, son droit au privé, son droit à la différence et à la distinction. Lorsque la cuisine est grande, elle renvoie ainsi à l’excellence et elle permet précisément de montrer qu’être distingué c’est savoir « bien » se tenir à table et être capable d’offrir des mets distingués et de choix que l’on offre à l’autre ou que simplement on partagera avec lui.
Jean Jacques Sarfati
Commentaires