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Fiche de lecture : La Permaentreprise, Sylvain Breuzard

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Fiche de lecture : La Permaentreprise, Sylvain Breuzard

Convaincu que l’entreprise est la mieux placée pour répondre à l’urgence écologique et aux inégalités sociales, Sylvain Breuzard estime qu’il est nécessaire de repenser son modèle. Dans cet ouvrage, il constate que l’entreprise capitaliste conventionnelle n’est pas à la hauteur des enjeux, et propose une méthode applicable dès maintenant pour passer à l’état de permaentreprise.

À titre personnel, j’estime que la force de l’ouvrage repose sur la crédibilité du parcours entrepreneurial de l’auteur. La réussite des projets menés au sein de son entreprise permet d’inspirer le lecteur à travers des faits concrets. Se montrer persuasif n’est pourtant pas une mince affaire lorsque l’on ambitionne de dessiner le modèle de l’entreprise de demain.

SYLVAIN BREUZARD, OU L’ART DE S’INSPIRER DU MONDE ASSOCIATIF POUR DONNER DU SENS À SON ENTREPRISE

Depuis 1994, S. Breuzard est à la tête de Norsys – une entreprise de plus de 600 collaborateurs spécialisée dans le conseil en assistance à maitrise d’ouvrage et l’ingénierie informatique sur mesure. Norsys a été pour lui un moyen d’expérimenter différentes mesures visant à en faire une société éthique. Dès 2007 par exemple, la direction a préféré considérer les salarié.es comme des « easymakers », pour symboliser le fait que Norsys n’entendait pas seulement exploiter leurs compétences techniques, mais également leurs capacités à faire preuve de créativité, à animer l’intelligence collective.

S. Breuzard s’est fortement inspiré de ses expériences dans le milieu associatif, notamment en tant que Président du conseil d’administration de Greenpeace France, ou encore en créant le Réseau Étincelle – une association qui accompagne les jeunes en rupture scolaire. Ces engagements lui ont permis de réaliser que les entreprises ne donnent souvent pas assez de sens éthique à leur activité, contrairement aux acteurs de la sphère associative.

L’entreprise traditionnelle – c’est-à-dire l’entreprise capitaliste – est animée par des fins lucratives, et se trouve détachée des préoccupations morales concernant les enjeux écologiques et sociaux. À travers cet ouvrage, il tient à ne pas simplement critiquer le rôle que jouent aujourd’hui les entreprises, mais également à proposer une alternative au modèle d’entreprise traditionnelle. C’est grâce à la métaphore de la permaculture – une pratique agricole – qu’il présente cette nouvelle éthique de l’entreprise : la permaentreprise.

LES LIMITES DU MODÈLE CAPITALISTE ACTUEL

Le système économique dans lequel nous évoluons voit la croissance comme une fin en soi, et ceci rentre profondément en contradiction avec l’urgence environnementale. L’auteur rappelle qu’en continuant à polluer comme nous le faisons, nous risquons d’atteindre entre +3°C et +5°C d’ici 2050, entrainant des conséquences en chaine désastreuses. La biodiversité est un système organique, ce qui implique que les effets produits sur l’environnement entrainent des conséquences s’enchainant les unes avec les autres, tel un effet boule de neige. Notons par exemple que la hausse des températures cause la fonte du permafrost qui recouvre environ 20% de la surface terrestre, et dont on craint que la fonte ne libère des agents pathogènes capables d’entrainer de nouvelles pandémies.

En matière d’inégalités sociales également, les conséquences de la croissance économique sont affligeantes. Si l’entrepreneur reconnait que la croissance économique était souvent synonyme de croissance de bien être pour les populations jusque dans les années 1980, il souligne que les politiques néolibérales ont «accéléré les phénomènes de concentration, de financiarisation, de dérégulation, et de précarisation du marché du travail ». Piketty souligne d’ailleurs dans ses travaux que la croissance économique n’a fait qu’augmenter les inégalités sociales depuis les années 1980 en Europe et aux USA.

L’ENTREPRISE TRADITIONNELLE PASSIVE FACE AUX DÉFIS CONTEMPORAINS

Les analystes sont unanimes, nous courons droit vers une catastrophe environnementale dont les populations les plus précaires seront les premières victimes. S. Breuzard affirme que les entreprises restent inactives face à ces menaces, et j’estime qu’elles en sont souvent à l’origine. La cause du problème, c’est cette dynamique systémique dont l’injonction est à la croissance dérégulée. Introduire des mesures environnementales, que ce soit à l’échelle d’un État ou d’une entreprise, revient bien souvent à « ralentir », et c’est justement cette peur d’être dépassé par la concurrence qu’y complique la prise d’initiative individuelle.

L’auteur soutient que les stratégies de Responsabilité Environnementale des Entreprises (RSE) des entreprises sont insuffisantes, car celles-ci débouchent rarement sur des modifications structurelles de l’entreprise. Il s’agit même souvent d’un moyen de pratiquer le Greenwashing – une technique marketing visant à améliorer l’image d’une entreprise en lui donnant une dimension « écolo ».

Comme le reconnait Sylvain Breuzard, le concept de « société à mission » – c’est-à-dire ayant une raison d’être et dont l’activité n’est pas uniquement vouée à générer un profit économique – n’est pas récent. Au début du XXe siècle notamment, la France a par exemple vu émerger de nombreuses coopératives et mutuelles. Rajoutons également l’idée selon laquelle le secteur l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) est aujourd’hui en pleine expansion.

Cependant malheureusement, les entreprises les plus polluantes fonctionnent encore sur le modèle de l’entreprise traditionnelle, dont l’actionnariat – avec un fort appétit lucratif – empêche souvent d’opérer des changements structurels. Ceci est notamment dû au fait qu’en France, le versement des dividendes aux actionnaires est peu contrôlé. À titre d’exemple en 2019, les entreprises du CAC40 ont versé près de 51 milliards d’euros à leurs actionnaires, sans que ces versements soient conditionnés à des résultats en matière de dérèglement environnemental.

Malgré ce triste constat, S. Breuzard est convaincu que l’entreprise est la mieux placée pour répondre aux enjeux contemporains, à condition qu’elle soit prête à assumer ses responsabilités. L’entrepreneur identifie en effet 3 avantages que possède l’entreprise par rapport aux entités publiques ou associatives :

  1. Elle sait copier et adapter ce qui fonctionne.
  2. Elle sait être efficace et agir rapidement.
  3. Elle sait mettre en ordre.

L’ASTUCIEUSE MÉTAPHORE AVEC LA PERMACULTURE 

Théorisée dans les années 1970, la permaculture est une approche systémique de l’agriculture, qui vise à respecter les écosystèmes naturels. Elle dépasse le pan de l’agriculture biologique, car elle ne vise pas seulement à rejeter les pesticides et les engrais, mais refuse également la production à grande échelle. La permaculture va également plus loin que l’agroécologie, car elle dépasse le périmètre agricole. Son objet est plus vaste, parce que la permaculture vise à construire des installations humaines durables et résilientes.

Ce qui intéresse l’auteur dans cette approche agricole, c’est que même si la permaculture est née d’une révolte contre la production de masse polluante, elle ne s’enferme pas dans la simple critique, et propose un modèle alternatif.

La métaphore avec la permaculture se justifie par le fait que celle-ci est un modèle agricole positif et inspirant ; un idéal vers lequel tendre. L’entrepreneur regrette le fait que l’entreprise traditionnelle ne dispose pas d’un tel modèle, et c’est pour cette raison qu’il propose d’en théoriser un. La philosophie de la permaculture est applicable à l’entreprise : les bons assemblements agricoles augmentent la fertilité, et de la même manière une bonne entente entre les salarié.es, et entre les salarié.es et la gouvernance, est source de productivité dans l’entreprise. Par ailleurs comme en permaculture, la diversité a toute son importance dans l’entreprise – notamment dans la gouvernance – car elle permet de diversifier les idées et les points de vue.

Dans son ouvrage, S. Breuzard détaille de manière précise les raisons pour lesquelles il estime que la métaphore de la permaculture est pertinente. En associant par exemple les graines aux matières premières, ou le soleil à l’énergie, il explique de manière ludique que l’entreprise -comme l’activité agricole – doit prendre conscience du fait qu’elle s’inscrit dans un environnement qu’il est nécessaire de comprendre et de préserver pour que celui-ci puisse continuer à perdurer de manière saine.

QUELLES CONDITIONS POUR DEVENIR UNE PERMAENTREPRISE ?

Comme expliqué précédemment, la transition vers le modèle de la permaentreprise doit être un une démarche éthique et volontaire. La permanentreprise s’appuie sur 3 piliers éthiques :

1°) Prendre soin des humains

La prise en compte du bien être des salarié.es et des parties prenantes de l’entreprise est primordiale. Il s’agit de veiller à leur épanouissement professionnel en leur proposant des outils leur permettant de gagner des compétences et de progresser, ou de s’assurer de leur bonne santé mentale en proposant le télétravail, ou une certaine flexibilité sur les horaires lorsque cela est possible. Par ailleurs, les écarts de salaire doivent être encadrés. S. Breuzard estime qu’une permaentreprise limite les salaires les plus élevés de telle sorte qu’ils soient au maximum 5 fois plus élevés que le salaire médian de l’entreprise. En matière de gouvernance également, la permaentreprise s’oppose au modèle « top down », car elle impose qu’au moins 50% de la gouvernance soit occupée par des salarié.es.

Pour évaluer le bien être des salarié.es, un moyen efficace consiste à mesurer le taux d’absentéisme. Une permaentreprise doit avoir un taux d’absentéisme annuel inférieur à 3%.

2°) Préserver la planète

La première mesure à prendre lorsque l’on souhaite transformer une entreprise en permaentreprise consiste à introduire une compatibilité carbone, afin de fixer des objectifs chiffrés. Pour cela, il est nécessaire de répartir les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) en trois catégories, comme le préconise le protocole GHG – mondialement reconnu.

Scope 1 : Recense les émissions de gaz à effet de serre (GES) directement émis par l’activité de l’entreprise. Ex : CO2 émis par une camionnette avec laquelle se déplacent des technicien.es SNCF

Scope 2 : Recense les émissions de gaz à effet de serre (GES) indirectement émis par l’activité de l’entreprise. Ex : Électricité utilisée pour éclairer les bureaux de la SNCF.  

Scope 3 : Recense les émissions de GES liées à l’activité de l’entreprise dans la chaine de valeur. On distingue le scope 3 en amont du scope 3 en aval.

  • Ex (en amont) : émissions de GES dans la production des sièges pour les trains.
  • Ex (en aval) : émissions de GES dans le traitement des sièges en tant que déchets.

Il est essentiel que les entreprises deviennent responsables dans leur manière de communiquer à propos de leurs émissions de GES, car celles-ci ne dévoilent souvent que les émissions présentes dans le Scope 1, alors même que le Scope 3 recense souvent plus de 50% des émissions. [1]

3°) Se fixer des limites et redistribuer les surplus 

Il s’agit d’avoir une position claire sur la finalité financière de l’entreprise. L’enjeu pour la permaentreprise est bien sûr de générer des profits. Toutefois, celle-ci doit veiller à ne pas verser dans la maximisation de ceux-ci – qui ne peut se faire qu’au détriment des 2 premiers principes éthiques.

De manière concrète, S. Breuzard affirme par exemple qu’une permaentreprise ne doit pas verser plus de 50% des résultats financiers à ses actionnaires. Les 50% restants doivent être distribués aux salariés, à des associations, ou sous forme de dons à la société civile. Une permaentreprise « établie » – c’est-à-dire ayant terminé son processus de transition vers ce nouveau modèle – doit verser au moins 15% des résultats financiers avant impôt.

Ce nouveau modèle diffère drastiquement de celui de l’entreprise traditionnel, et s’inspire de du modèle associatif dans la mesure où le profit n’est plus perçu comme une fin en soi.

Au-delà de ces 3 piliers éthiques, une entreprise doit répondre à 23 critères pour être considérée comme une permaentreprise. Voir la liste en fin d’article.

MÉTHODE POUR TRANSFORMER VOTRE ENTREPRISE

1°) Comprendre et partager l’ambition du modèle permaentreprise

Il s’agit de partager avec les toutes les parties prenantes de l’entreprise le constat suivant : l’entreprise conventionnelle est incapable de répondre aux enjeux contemporains, et le modèle permaentreprise peut remédier à ce problème.

2°) Élaborer la raison d’être de l’entreprise

L’auteur recommande d’utiliser la méthode Ikigaï, un concept japonais utilisé pour clarifier le sens et l’utilité qu’une personne peut donner à son existence. Il est possible d’appliquer la méthode à l’entreprise :

Répondre à ces 4 questions :

  • De quoi le monde a-t-il besoin ?
  • Qu’est-ce que j’aime faire ?
  • Que sais-je bien faire ?
  • Pourquoi suis-je rémunéré ?

3°) Poser les enjeux

Remettre en perspective les activités de l’entreprise par rapport aux trois piliers éthiques pour cibler les domaines dans lesquels les progrès les plus importants sont à réaliser.

4°) Dérouler un plan concret

  • Définir des projets
  • Définir des actions précises pour mener à bien ces projets
  • Définir des objectifs d’impact

5°) Faire un premier bilan et poursuivre la démarche

Pour effectuer une transition efficace vers le modèle permaentreprise, il est nécessaire de réaliser régulièrement des bilans chiffrés pour mesurer le progrès, par exemple en commandant des bilans comptables environnementaux à des instituts spécialisés, ou en interrogeant les salarié.es sur leur niveau de bien-être.  

MA CRITIQUE PERSONNELLE

Le constat fait par S. Breuzard sur l’impasse dans laquelle se trouve le modèle capitaliste en matière d’urgence environnementale et d’augmentation des inégalités sociales ne peut qu’être partagé. Les entreprises – dont le rôle sera déterminant dans les prochaines décennies – doivent sans aucun doute se tourner vers un modèle alternatif, et celui de la permaentreprise proposé dans cet ouvrage est inspirant.

Cependant, je suis malheureusement forcé de souligner qu’il est probablement utopiste de compter sur une démarche altruiste et éthique de la part des grandes entreprises les plus polluantes, dont l’objectif est de croître infiniment pour ne pas être dépassées. La prédominance de l’actionnariat complique fortement l’abandon du modèle traditionnel.

Je crois davantage que ce sont de futures politiques environnementales qui amèneront   les entreprises les plus polluantes à changer. Par ailleurs, soulignons le fait que les entités publiques devront également jouer un rôle dans la transition des entreprises grâce à l’attribution de subventions, car certaines d’entre elles ne peuvent se permettre d’évoluer de manière structurelle sans bénéficier d’aide publique.  


[1] Deutsch Bank Research. What are Scope 3 emissions and why are they important? 2021. URL: https://www.dbresearch.com/PROD/RPS_EN-PROD/PROD0000000000518185/Q%26A_series%3A_What_are_Scope_3_emissions_and_why_are.pdf;REWEBJSESSIONID=A9EC4B98B4F0B379A353AFBE39DFAC91?undefined&realload=7xg2OWuTJ1vZ2RSM/Y0ke7KSsleC9Bxj9TGEMRnavDcHPufl3OVzXBa2CJQWKMLi

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