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UN HACKERSPACE, KESAKO ?

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UN HACKERSPACE, KESAKO ?

A partir de l’expérience NOISEBRIDGE (entre autres hackerspaces de la baie de San Francisco) relatée par Michel LALLEMAND dans « L’AGE du FAIRE », Editions du Seuil, 2015

Qu’est-ce qu’un Hackerspace ?

Un lieu communautaire où des individus partageant les même valeurs peuvent se rencontrer et travailler sur leurs projets.

UN LIEU

Un lieu physiquement situé où des individus partagent et utilisent des ressources matérielles ou immatérielles.

Les hackerspaces et autres fablabs sont équipés de machines à commande numérique, d’appareils à découper le bois, le métal, le plastique, mais la star c’est l’imprimante 3D (ou plutôt dans les années 2010 son précurseur, le réplicateur – RepRap). Un outil est particulièrement cher aux membres des hackerspaces : l’arduino. C’est un dispositif de la taille d’un téléphone portable qui permet, grâce à une programmation simple, de servir d’interface entre un ordinateur et des objets physiques (robots par exemple).

Noisebridge, l’un des plus anciens hackerspaces de la baie de San Francisco, et le plus connu, se situe dans une zone urbaine de San Francisco, au milieu de quartiers hispaniques ; ce n’est pas l’endroit le plus riche de la ville. Il occupe un ancien atelier de couture. Il se définit comme un lieu dédié au partage, à la création, à la collaboration, au développement, au compagnonnage et à l’éducation. Il est auto-financé. Il est inspiré de clubs européens similaires : Métalab à Vienne, C Base à Berlin, MAMA à Zagreb et ASCII à Amsterdam. Ses locaux sont un immense loft industriel avec un bric à brac de machines, d’ordinateurs, de livres, d’ustensiles divers.

Noisebridge propose des activités multiples : impression 3D, photographie, ingénierie sociale, conception et lancement de petit matériel spatial, apprentissage de langages informatiques, et trois activités auxquelles a participé l’auteur : culture de champignons, cuisine et pratique de l’allemand

Quelle forme prend concrètement cet espace ? C’est une pièce rectangulaire de 483 m2, avec des espaces fermés (salles de cours), des étagères, dans un immense loft, un grand écran électronique. Une injonction est présente partout : « Shut up and hack » et une unique règle : « Be excellent to each other, Dude ». C’est une accumulation diverse d’objets, vêtements, ordinateurs, livres, outils, …

On remarque une feuille de consignes à suivre en cas de visite du FBI, car la communauté est étroitement liée à TOR, le réseau qui permet de surfer sur internet sans faire connaître son adresse IP.

On remarque : imprimantes 3D, machines à couper au laser, atelier vêtement, du bricolage électrique, une cuisine, un coin repas, des salles de cours,

Le matériel est issu de récupération et de dons

UNE COMMUNAUTE

Les hackerspaces sont-ils des communautés ?

Une communauté – au sens de communauté intentionnelle – est le produit d’une volonté organique qui se manifeste à travers le plaisir, l’habitude et la mémoire. Elle doit comporter au moins cinq membres, qui ont un objectif commun et se placent en marge de la société, savent sacrifier leurs intérêts propres au profit du collectif, vivent ensemble dans un lieu donné. Les hackerspaces n’en sont pas vraiment : les hackers ne vivent pas et ne travaillent pas ensemble en permanence, mais partagent les valeurs communautaires.

DES VALEURS

Ce sont : la libre coopération, le refus de la hiérarchie, la liberté d’échange de l’information et des connaissances, le rejet de la discrimination, la conviction que les techniques ont des potentiels à valeur émancipatrice, l’importance conférée à la do-ocratie (pouvoir du faire)

L’éthique hacker a été formalisée en 1984 par un journaliste américain, Steven Levy :

  1. Toute information doit être libre
  2. Ne pas faire confiance à l’autorité, promouvoir la décentralisation
  3. Méritocratie : les hackers sont jugés sur leurs prestation technique, pas sur leur diplôme
  4. Possibilité de produire de l’art et de créer de belles choses à l’aide d’un ordinateur
  5. Les ordinateurs peuvent changer votre vie pour le meilleur

En 2001 Pekka Himanen fournit un éclairage complémentaire. Dans le monde hacker le travail se fond dans la passion parce qu’il correspond à une activité intrinsèquement intéressante, inspiratrice et jubilatoire. Mais ce n’est le propre des hackers ; s’y ajoutent la gestion du temps – le cloisonnement des temps sociaux et la répétition des tâches doivent être évités et la net-éthique (ou éthique des réseaux) : liberté d’expression, respect de la vie privée, intérêt pour autrui et volonté d’intégrer les réseaux.

Et à Noisebridge ?

Ne travailler qu’à la condition d’assigner à la tâche un statut de finalité et non de moyen

Refuser les corvées, mais aiguiser son intérêt à l’aide d’objectifs stimulants de défis intellectuels, d’utilité sociale

Exaltation dans le travail sans compter le temps

Être efficace mais avec élégance

Réhabiliter au cœur du travail non seulement le plaisir mais aussi l’esthétique.

Reconnaissance et rétribution : les hackers ne sont pas des individus isolés. Ils sont au milieu de leurs pairs qui les évaluent sans complaisance : il faut faire ses preuves et le montrer. La reconnaissance par les pairs est la récompense la plus appréciable. Pour devenir hacker il faut de l’intelligence, de la pratique, du dévouement et un travail acharné, … mais aussi faire preuve d’humilité. Toutefois certains hackers ont su obtenir aussi la reconnaissance par l’argent (Bill Gates).

Que vive le bazar : en plus du plaisir, de l’efficience, de l’élégance, de la compétence et de la reconnaissance, l’éthique hacker exige de savoir s’organiser avec efficacité, dans un mélange de concurrence et de coopération, sans pervertir le sens de la compétition par l’argent, sans fausser les règles par l’intrusion intempestive d’un acteur (l’état). Le bazar c’est la coopération spontanée de tous vs la cathédrale bureaucratique : les erreurs sont vite repérées et réparées, les idées d’amélioration ne manquent jamais. Toutefois le bazar nécessite des procédures de discussion, de surveillance et de sanction.

Des principes aux réalisations pratiques : ce qui caractérise les hackerspaces par rapport aux autres communautés c’est la coprésence des hackers ; seuls ou en petits groupes ils développent leurs projets dans un même lieu et au rythme qui leur sied. Mais il convient de travailler sur un projet qui passionne et qui fasse sens. Telle est l’essence même du Faire. L’une des réalisations les plus emblématiques de Noisebridge est le fauteuil roulant, fruit de la coopération de deux hackers, l’un « software », l’autre « hardware », auxquels se sont joints une roboticienne et un hacker de passage apportant un dispositif de pilotage.

DES PERSONNES

Qu’est-ce qu’un hacker ?

Aujourd’hui : est hacker toute personne qui veut réaliser sa passion avec d’autres et créer quelque chose de positif pour la société avec quoi elle obtiendra la reconnaissance de ses pairs.

A l’origine, dans le domaine de la programmation informatique :  « une personne qui fabrique un bien à l’aide d’une hache », selon le dictionnaire du hacking (un geste simple et précis). C’est quelqu’un qui :

  1. Aime entrer dans le détail des systèmes de programmation
  2. Programme avec enthousiasme
  3. Est capable d’apprécier la valeur d’un hack : un travail rapide, efficace, ingénieux
  4. Peut programmer rapidement
  5. Utilise de manière experte et/ou répétée un programme particulier
  6. Est un expert enthousiaste dans un domaine donné
  7. Trouve un plaisir intellectuel à dépasser de façon créative des contraintes ou limites
  8. Cherche des informations sensibles en fouinant ici ou là

En fait il est difficile de trouver une définition claire : bidouilleur serait la moins mauvaise traduction française.

Au début des années 1980 un sociologue propose trois critères : la simplicité de l’action, la maîtrise et l’illicéité (ici on aurait plutôt affaire à un cracker). La différence entre le hacking et la criminalité tient surtout aux valeurs : pour le hacker, la prouesse vaut plus que le résultat obtenu.

Avec les années 2000 on insiste plus sur la dimension technique :  une pratique qui crée de la différence, qui produit du nouveau dans le domaine des ordinateurs, des réseaux et des technologies de la communication.

Puis la définition s’élargit à d’autres domaines que l’électricité, l’électronique et l’informatique.

Ne pas confondre les vrais hackers et les crackers : les hackers résolvent des problèmes, ils construisent et ils croient en la liberté et en l’assistance mutuelle bénévole.

Quelque points émergent de la biographie des hackers : une enfance et une adolescence peu épanouissantes, une attraction pour les sciences, un milieu social de classes moyennes ou supérieures sensible à la politique. Ils ont mis la main à la pâte très tôt. Mais souvent ils sont sujets à la dépression, ressentent la peur de l’échec. Ils ont été précocement marginalisés et peu sont allés jusqu’au bout du cursus universitaire.

Les hackers de Noisebridge : la plupart des 80 personnes interviewées sont des hommes blancs, entre 25 et 40 ans, actifs, plutôt célibataires, issus de classes moyennes +. La technique et l’art ont baigné leur enfance. Ils ont eu un contact précoce avec les ordinateurs et des rapports heurtés avec le système scolaire.

Ailleurs dans la baie, les hackers sont plus âgés et plus diversifiés.

Types sociaux : l’auteur dégage 4 profils types selon deux critères : le rapport au marché et la gestion du temps.

 TEMPS HOMOGENE (Majoritairement dédié au Faire)TEMPS CLIVE (Faire / travail)
ACCOMODEMENT AU MARCHELe virtuoseLe fidèle
VALORISATION DU MARCHELe professionnelLe converti  

Pour les quatre profils, le point commun est de relever du paradigme du faire dans la mesure où, dans chaque cas, le travail trouve en lui-même sa propre finalité.

Le virtuose érige l’éthique hacker en principe structurant l’ensemble de ses conduites de vie. Le professionnel lui assigne une priorité dans sa manière de travailler, mais sans être gouverné par un impératif de profit : la réussite économique est une conséquence indirecte mais bienvenue du faire. Le fidèle a fragmenté sa vie en 2 univers : Noisebridge où il est très impliqué et l’entreprise classique qui lui permet de vivre décemment. Le dernier profil, le converti, a pratiqué d’abord le hacking comme tremplin avant de se convertir à ses valeurs.

Fragilités : beaucoup d’études ont popularisé l’image du hacker-geek, à la limite de l’autisme, addict à l’ordinateur, monomaniaque, mal à l’aise en société. On constate beaucoup de suicides de jeunes, une incapacité à se fondre dans le social, des difficultés à nouer des relations sociales, à se projeter dans l’avenir, un sentiment d’être différents, une sensibilité aux tourments de la vie et aux angoisses qu’elle suscite. Et devenir hacker est un moyen de compenser le déclassement social, de reprendre la main sur leur destin.

UNE ORGANISATION

Noisebridge est une association à but non lucratif gérée collectivement.

Le financement : le matériel est issu de récupération et de dons. Noisebridge possède même un bus. Le fonctionnement revient à 800 dollars par mois, couvert par des cotisations (40 à 80 dollars par mois) et des dons (y compris d’entreprises comme Google et Microsoft). La communauté très vigilante a toujours réussi à avoir un solde positif. Il n’y a pas de subventions publiques, des dons ponctuels garantissent l’autonomie.

Intégration, présentation de soi et relations de genre : rares sont les temps de communauté, la liberté de fréquentation est la règle. Le sentiment d’appartenance à un même collectif compte plus que l’interconnaissance approfondie. Si le vêtement n’est pas la priorité, le surnom est courant (même si le cracking est peu pratiqué à Noisebridge). Les relations entre genres ne vont pas de soi : à Noisebridge beaucoup d’hommes sont plutôt méprisants à l’égard des femmes mais la communauté réagit vivement et condamne ces propos et agissements.

Mimétisme institutionnel : nom et logo entretiennent la pensée communautaire ainsi qu’un bulletin : Zip.

Rites de communication : fêtes, conférences, évènements, réunions de présentation des activités avivent le sentiment d’appartenance.

DES REGLES

Noisebridge est un ensemble humain structuré par des règles. Les membres élisent tous les ans un bureau de 5 membres, mais il n’en reste pas moins que Noisebridge s’inscrit dans une tradition anarchiste. L’unique règle de fonction revendiquée est « Be excellent to each other »

Un héritage anarchiste : le consensus (par opposition au vote) est un héritage à la fois de la contre-culture californienne des années 60 et de la tradition libertaire allemande des années 70. Devenir membre implique un double parrainage et un rite de passage, et une cotisation.

Se réunir, se présenter : chaque mardi soir à 20h la communauté a rendez-vous avec elle-même. La rencontre est ouverte à qui veut assister : membre, habitué, visiteur de passage, simple curieux. Un secrétaire de séance est désigné, qui prend les notes, ainsi qu’un président qui présente toujours Noisebridge , ses objectifs et son mode de fonctionnement et rappelle les règles. Puis chacun se présente à tour de rôle et explique ce qu’il fait. Après cela, la réunion se déroule selon un ordre du jour immuable.

Vertus, paradoxes et contradictions de la régulation anarchiste : le consensus est la règle pour le recrutement de nouveaux membres et les décisions importantes. L’avantage est d’éviter que des majorités ne se jouent des minorités, mais la contrepartie est coûteuse : le temps passé en réunion peut s’éterniser. Mais ce principe n’a jamais été remis en question.
Cela se gère grâce à des techniques d’animation, au rôle du modérateur, à la pratique du tour de table et à la distribution de la parole. D’autres avantages : une fois une décision prononcée par consensus, on ne revient jamais en arrière, et le consensus est facteur de lien social.

Mais cela n’évite pas les tensions. Trois paradoxes émergent :

  • L’absence de corrélation entre le temps à discuter et l’importance de la question
  • L’articulation entre responsabilité individuelle et régulation collective : une décision prise par consensus impose à chacun d’en être le garant, ce qui ne va pas toujours de soi
  • La do-ocratie ou le pouvoir accordé à ceux qui mettent leurs idées en actes : comment concilier le principe de consensus et cette incitation à faire selon son bon vouloir ?

Fin 2011 – début 2012 un petit groupe de sans-abri fréquente régulièrement les lieux, ce qui gêne certains hackers. La communauté s’équipe rapidement de règles nouvelles :

  1. L’espace n’est pas ouvert à n’importe qui
  2. Il est interdit de dormir à Noisebridge
  3. L’usage de la cuisine est limité à de véritables pratiques de hacking alimentaire

Les sans-abri cessent de fréquenter Noisebridge, mais l’épisode met en évidence la tension structurelle qui oppose les « purs » informaticiens d’un côté, les militants politiques de l’autre.

Un incident révélateur se produit lorsque la police est appelée pour expulser une personne qui ne veut pas quitter les lieux. Il faudra des rencontres hebdomadaires pour gérer le conflit.

Les limites du bazar do-ocratique : l’idée directrice est que le pouvoir appartient à ceux qui font, mais non à une autorité centralisée, mais cela ne suffit pas : sans règles il n’est pas de vie collective

Plusieurs autres traits caractérisent la gestion par le consensus à Noisebridge :

  • L’énervement n’est jamais de mise
  • L’existence de règles multiples
  • Aussi soudé soit-il, le groupe ne peut résoudre à lui seul tous les conflits : il existe ainsi des hiérarchies internes pour la médiation (le recours aux anciens)

D’autres hackerspaces n’ont pas le même fonctionnement :  ils sont plus près d’un modèle classique.

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