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En immersion: Enquête sur une société confinée

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En immersion: Enquête sur une société confinée

Ce livre s’inscrit dans la continuité de l’archipel français qui avait révélé Jérôme Fourquet aux yeux du grand public et qui avait connu un très grand succès éditorial en démontrant la naissance d’une France multiple, morcelée, profondément fracturée. 

Ce dernier ouvrage pose la question de savoir si le confinement aura eu pour effet de ressouder la société française ou aura eu, à l’inverse, pour conséquence d’accélérer la désagrégation déjà à l’œuvre.

La méthode utilisée pour y répondre est particulièrement pertinente, car elle mêle différentes techniques et sources

– Études quantitatives de l’IFOP, mais aussi d’autres instituts

– Études qualitatives avec la mise en place d’un suivi sous forme de carnet de bord de 33 Français, particulièrement bien recrutés pour leur bon niveau d’expression, certes, mais aussi par leur diversité de style de vie (territoires vs métropoles, seul/couple/famille, jeunes/moins jeunes, CSP/métiers divers, en télétravail/en arrêt/au chômage partiel pendant le confinement….) et dont les témoignages émailleront avec justesse le propos des 5 auteurs et leur donneront vie en apportant un regard très vrai, sous une forme testimoniale.

En tant que qualitativiste, je ne peux que me réjouir de ce choix méthodologique : en croisant les données quantitatives, qui répondent à la question du combien de français, de % de telle cible adhère à telle opinion avec des données qualitatives dont le rôle est de comprendre les ressorts profonds, les comportements induits, les perceptions, on obtient des résultats à la fois précis, prospectifs et explicatifs.

À cela s’ajoute la lecture de la presse (quotidiens nationaux, mais aussi et surtout de la presse quotidienne régionale) et le suivi des allocutions présidentielles.

Pour compléter le tout, le réseau Twitter (3 00 comptes environ) a été scruté avec beaucoup d’attention, son prisme CSP + étant un atout pour analyser plus en finesse les effets, la perception et les comportements de ladite cible.

Enfin, la grande culture historique et politique et la connaissance très fine de Jérôme Fourquet et de Marie Gariazzo permettent une mise en perspective des chiffres et analyses tant sur un plan historique qu’en regard des autres pays.

Le livre suit la chronologie temporelle et débute juste avant à la mise en place du confinement, au moment du vote pour se poursuivre jusqu’à la fin du confinement et à esquisser les contours du monde d’après.

Le livre s’ouvre donc sur le maintien du 1er tour du vote des municipales, la très forte abstention notamment des seniors, le basculement dans la peur aussi rapide que durable en raison de la pénurie de masques qui deviendra un marqueur de l’incurie de l’État autant que du déclassement de la France.

Avec la mise en place du confinement, les Français vont réagir de manière assez différenciée, ainsi les données de l’opérateur Orange ont permis de démontrer un exode minoritaire, mais marqué de la région parisienne privilégiée qui avait la possibilité de choisir un lieu de villégiature autre que son habitation principale et qui l’a saisie. Une lumière crue a donc été jetée dès le début du confinement entre :

  • les CSP+ multi possesseurs de résidences, dotés de patrimoines familiaux, éligibles au télétravail
  • et les autres, 1ers de corvée, confinés dans de petits appartements et devant continuer à travailler avec la peur au ventre, face à la pénurie de matériel de protection.

La carte des régions les plus fortement touchées au début par les infections mettait l’accent sur le grand Est, le Nord et la région parisienne.

Dès lors les migrations des élites se sont logiquement faites sur la façade atlantique qui semblait les mettre à distance géographique, mais aussi symbolique du virus. Ce phénomène migratoire répond en outre, aux idées qui avaient cours dans les temps anciens où l’on vantait le bienfait de l’air iodé pour la santé en valorisant le littoral atlantique, plus ouvert, plus favorable au brassage vs le rivage méditerranéen plus propice à la prolifération de miasmes de par son caractère fermé (cf. Alain Corbin Le territoire du vide, L’Occident et le désir de rivage).

L’exode est analysé dans une opposition entre les somewhere et les anywhere. Les somewhere (David Goodhart), ces gens natifs d’un territoire qui le font vivre, qui y sont attachés depuis des générations, mais qui peinent à y rester face à la pression immobilière que les Parisiens peuvent faire peser sur ce lieu dès lors qu’ils ont jeté leur dévolu sur lui, du fait de la désertification médicale, du fait de la difficulté à trouver du travail suffisamment rémunéré…. Face à eux, les anywhere, typiquement les Parisiens, qui sont à l’aise partout aussi bien à Paris que dans leur nouvelle région d’adoption. Le phénomène migratoire va à nouveau aiguiser les tensions entre les somewhere et les anywhere comme cela a été le cas,par exemple, à l’ile de Ré.

Le 17 mars, le basculement dans le confinement provoque une sidération générale, sidération qui sera amplifiée par « un nouveau paysage sonore » selon l’expression d’Alain Corbin, les villes devenant soudainement silencieuses, offrant à nouveau aux oiseaux et aux animaux sauvages un espace serein. Une plongée dans un monde figé.

Dans ce contexte, l’alimentation va se modifier profondément sur fond de carences dans les magasins, de retour au fait maison ancestral pour se rassurer, se consoler dans ces temps de « guerre » pour reprendre l’expression d’E. Macron. La consommation de vin, d’alcool (l’esprit n’est pas à la fête) va chuter fortement, celle du tabac va s’accroitre, de par son rôle d’antidote au stress ambiant. 

Les repères ayant cours jusqu’alors entre les jours de la semaine vs les week-ends, les activités, les réunions … vont finir par s’estomper contribuant à ce sentiment de confusion interne et psychologique ressentie par nombre de français.

Le confinement aura son théâtre : le huis clos familial et cela générera nombre de tensions dans les couples, mais aussi dans les relations parents-enfants. Le confinement, loin d’alléger les tâches ménagères et de soins aux enfants, au sens large, dévolues aux femmes, va encore accentuer le trait et ce seront encore les femmes qui, malgré la présence d’hommes à leurs côtés au quotidien, continueront d’assumer très largement ces tâches, en étant spectatrices de la passivité de leur conjoint quant à ces tâches.

Alors que les habitudes des Français en matière de salutations (bises, accolades, serrage de main), de notre « culture du contact » et de tendance au non-respect des règles faisaient de la France un pays à risque pour le COVID, les chiffres montrent que les Français ont assez vite progressé en matière de respect de gestes barrières et d’hygiène. La prise de conscience du danger du virus pour eux-mêmes et leur entourage a conduit à une évolution rapide et radicale des usages et habitudes (lavage de main, gestes barrières …). Cela étant dit, l’hygiène corporelle et vestimentaire générale s’est, elle, beaucoup dégradée, notamment chez les célibataires hommes (le fameux changement de slip à raison de 4 fois par semaine…), signe que l’hygiène vestimentaire en France répond avant tout à un moteur social de l’image de soi ; sans nécessité de véhiculer une bonne image de soi, elle n’est pas jugée importante.   

Au niveau de l’information, ce sera un véritable « blast médiatique », les informations sur le coronavirus et ses implications vont totalement saturer l’espace médiatique (avec des taux d’audience des chaines classiques ou d’informations historiquement hauts), mais aussi l’espace privé : les conversations intrafamiliales s’articulant, même contre la volonté de chacun, autour de cette tragédie qui s’écrit. Ce fait sera qualifié de « nuage informationnel » par Edgar Morin.

La question du traitement par l’hydroxychloroquine est intéressante, car elle vient réactiver le clivage entre gilets jaunes et les opposants aux mouvements, avec une opposition presque manichéenne entre des élites parisiennes, élégantes et sachantes lors des points presse et de l’autre la figure de proue du Professeur Raoult au look improbable, appuyée par une communauté très active sur les réseaux sociaux (comme ce fut le cas à l’origine du mouvement des gilets jaunes), incarnant les territoires, éloignés de Paris, pragmatiques, populaires et proposant des solutions simples.

L’école à la maison a été vécue de manière très différenciée entre

  • D’un côté, les milieux favorisés à même d’aider et accompagner leurs enfants et qui ont bien vécu ce moment de partage
  • Et les autres, dans des zones d’enseignement prioritaire, ou élevé dans des familles monoparentales, dans des appartements exigus, où le parent ne maitrise pas bien le français et/ou de manière plus générale, les connaissances pour accompagner l’apprentissage. La période de confinement a donc très certainement contribué à renforcer des écarts de niveau au niveau national, écarts déjà bien présents avant le confinement.

Concernant le travail, les cadres et professions intellectuelles ont massivement fait l’expérience du télétravail (66%). À l’autre bout de l’échelle des CSP, les ouvriers ont été mis au chômage ou en congés, mais près de 40 % d’entre eux ont continué à aller travailler.

Les salariés du back office pour reprendre l’expression de Denis Maillard soit ceux qui travaillent dans la logistique, l’entretien, les métiers du care, les livreurs et autres caissiers …ceux qui ont longtemps été invisibles, ont soudain acquis une nouvelle visibilité et leur travail a été jugé essentiel et ce alors même, que leur rémunération est souvent faible. Des héros du quotidien, invisibles, peu considérés et devenus si essentiels du jour au lendemain, ovationnés par la nation. Jérôme Fourquet estime, à juste titre, que cette reconnaissance soudaine de cette masse invisible devra s’accompagner d’une révision de la valeur financière qu’on accorde à leur travail, sans quoi la colère de ces derniers risque de se faire entendre.

Cette lecture s’appuie sur les travaux d’Emmanuel Todd qui a démontré qu’avec la démocratisation du baccalauréat, à l’œuvre depuis quelques décennies et donc la valorisation de la poursuite d’études supérieures, ce sont les moins ou les non-diplômés qui se sentent délaissés, culturellement, statutairement et financièrement. L’économie du confinement aura braqué ses projecteurs, sur ces invisibles, ces mauvais élèves qui ont travaillé parfois au début sans protection, réveillant là encore leur sentiment de déclassement.

Cette période aura été révélatrice également d’un système de santé au bord du gouffre avec le décès du 1er médecin hospitalier 4 jours après le début du confinement, mais aussi les photos des soignants protégés par de simples sacs poubelles, faute de mieux. Le système de santé a tenu grâce à la mobilisation sans faille des soignants.

Le confinement a permis de réveiller la solidarité : les applaudissements à 20 H, le travail des associations dans les quartiers défavorisés pour lutter contre l’isolement, les entreprises qui le pouvaient soudainement reconverties dans la production de masques ou autres gels hydro alcooliques, ici et là, on fleurit des initiatives solidaires, locales d’entraides. Mais passé ce premier élan, face à la peur de lendemains difficiles, à l’apprentissage de la distance sociale ; les Français ont commencé à se méfier de l’autre, et ce de manière bien plus forte que leurs voisins européens. Fort logiquement, l’inquiétude et la méfiance sont très marquées chez « les premiers de tranchée » vs les « premiers de cordée », moins en contact direct avec le virus.

Jérôme Fourquet reprend le travail d’Emmanuel Todd et suggère que c’est la France des tempêtes qui a d’abord été touchée par cette crise sans précédent. La France des tempêtes, c’est une « vaste zone de stress social, de désindustrialisation et d’immigration se combinant » dans le Nord-Ouest et le Sud-Est. De l’autre côté subsiste « une France abritée », épargnée par les troubles de la crise. Cette géographie sera illustrée dans les médias avec les cartes et leurs zones rouges ou vertes, mais aussi les zones en tension hospitalière desquelles seront évacués des patients malades dans des conditions rocambolesques.

En conclusion, les auteurs soulignent que cette crise sanitaire aura permis de réfléchir à nos modes de production, de consommation et de transaction. Elle aura permis une réflexion sur notre course effrénée au toujours plus, sur notre dépendance à certains produits stratégiques, sur notre manque de préparation, sur le rôle de chacun dans la société et sa juste rémunération, sur la place des entreprises au niveau économique, mais aussi local et plus largement à la place que l’on souhaite accorder à la santé et à l’éducation.

La crise aura démontré de manière patente l’interconnexion et les interdépendances des pays les uns vis-à-vis des autres, l’épidémie s’est répandue à travers le monde à une vitesse phénoménale, dans une ampleur inédite qui nous amène à repenser la place de l’homme à côté de l’animal et sur la planète. Cette crise aura été un révélateur des dérives du passé.

L’épilogue est rédigé par Gilles Finchelstein – Directeur de la Fondation Jean Jaurès, il dresse une cartographie autour de 10 repères parmi lesquels nous retiendrons :

  • Une nouvelle cartographie des émotions : comparés à leurs voisins, les Français se montrent particulièrement anxieux : la peur, la morosité et la lassitude sont mesurées à des niveaux très largement supérieurs à ceux des Allemands
  • Une nouvelle cartographie du travail : autour d’une tripartition = un tiers des salariés ont continué de travailler sur leur lieu de travail, un tiers ont été placés en télétravail et un tiers ont traversé cette période en congés, congés maladie, chômage, chômage partiel. Ces divers mécanismes ont été inégalitaires en termes de risques sanitaires pour soi, mais aussi en termes de rémunération privilégiant les cadres et professions intellectuelles sur ces 2 variables.
  • Une nouvelle cartographie de la confiance politique au niveau européen : les Français reprochant majoritairement à leur gouvernement : l’impréparation, l’incompétence et l’opacité. La gestion des masques incarnant à elle seule le symbole absolu et le révélateur de la perte de prestige de la France.
  • Une nouvelle cartographie de la nation avec l’émergence d’un sentiment d’infériorité nationale
  • Une nouvelle cartographie du futur avec la prochaine crise déjà connue et qui sera climatique, qui touchera le monde entier et aura des retentissements économiques, migratoires et environnementaux

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